La qualité constante
Du Gruyère AOP doux, mi-salé, salé ou surchoix: tant que vous voulez! Mais comment fabrique-t-on la plus célèbre des spécialités suisses, et qu’est-ce qui lui donne son goût inimitable?
Dans deux cuves en cuivre, entre 10 et 14 futures meules de Gruyère AOP sont en devenir, sous la forme de milliers de litres de lait (douze litres pour un kilo de fromage), de la traite du soir précédent (qui a reposé toute la nuit à une température comprise entre 15° et 18°) et du matin même.
Le lait est amené par les producteurs, et chaque livraison est rigoureusement contrôlée et analysée. Le lait ne subit aucun traitement thermique jusqu’à sa transformation en fromage. Cela garantit le maintien de la flore qui donne au Gruyère AOP son goût typique.
L’oeil du fromager
Le fromager ajoute les cultures d’exploitations qui vont maturer le lait. Il s’agit de ferments lactiques à base de petit-lait, cultivés dans la fromagerie. Une fois la maturation atteinte, le fromager déverse la présure de caillette. C’est un ingrédient absolument naturel, qui provient de l’estomac des jeunes veaux nourris au lait.
Elle contient les enzymes qui vont provoquer la coagulation du lait, visible au bout de 35 à 40 minutes.
À ce moment, en 3 à 4 minutes, le contenu de la cuve change totalement d’apparence. Une odeur chaude se répand alors dans la fromagerie.
L’oeil du fromager est essentiel pour démarrer le processus au bon moment. Le lait additionné des cultures d’exploitation est une matière vivante; une minute de plus ou de moins peut donc être déterminante pour la qualité du Gruyère AOC au moment de la vente.
Sitôt que la masse de lait prend une apparence gélatineuse, le fromager fait tourner trois grands couteaux (les tranche-caillé), qui vont lentement brasser le caillé contenu dans la cuve pour que la matière épaissie se sépare en grains (de la taille de grains de blé). Cette opération de brassage sans chauffage – nommée « découpage du caillé » ou « décaillage » – va durer dix minutes. Le doigté du fromager est primordial.
Progressivement, la masse de grains et de petit-lait est chauffée aux environs de 55°. Après 40 à 45 minutes de chauffage, un dernier contrôle de la texture et la sortie du fromage peut commencer.
Le rythme s’accélère
Des tuyaux rutilants amènent le caillé dans des moules en inox coiffés de hausses en plastique. Le silence de tout à l’heure est rompu par la pompe à caillé. Près de la fenêtre, des moules sont alignés sur deux rangs. Au dessous d’eux, un grand bac reçoit le petit-lait qui s’écoule des moules en projetant de la vapeur: il servira à l’affouragement des porcs.
Le rythme des opérations s’accélère tandis que le caillé, débarrassé du petit-lait, se tasse dans les moules. Le fromager a dévissé les tuyaux d’arrivée. Il a enlevé les hausses devenues inutiles, s’empare des marques d’identification de la pièce et les pose à la surface de la masse blanchâtre où les grains se distinguent encore. Un pressage de quelques secondes et l’empreinte du moule apparaît: ça y est, on reconnaît déjà la forme et la texture de l’extérieur d’une meule de Gruyère AOP.
Le fromager saisit chaque moule, qu’il empile l’un après l’autre et à toute vitesse sur la presse, avant d’installer d’autres moules propres pour l’arrivée du contenu de la deuxième cuve, où le brassage final s’achève. Après quelques minutes et un autre va-et-vient précis autour des moules, les dix-neuf pièces quotidiennes de Gruyère AOP seront sous presse.
D’ici midi, progressivement et manuellement, elles passeront d’une pression de 300 à 900 kg. Chaque pièce est systématiquement identifiée par le numéro de la meule et de la fromagerie ainsi que par la date du jour de fabrication. Ces marques noires sont faites avec de la caséine, la protéine du fromage. Là encore, aucun ajout de corps étranger ou artificiel.
La mention Gruyère AOP figure désormais sur le talon de chaque meule de Gruyère, moyen adéquat de lutter contre la fraude et de garantir son authenticité. Cette technique utilise des tôles marquées, qui permettent de donner un relief à la meule. Ce marquage lui donne alors son identité et sa traçabilité.
La maturation
Après vingt heures de pressage, les pièces de Gruyère AOP séjourneront pendant vingt-quatre heures dans un bain de sel à 20 %, où elles absorberont déjà la moitié du salage final.
Le travail du fromager va se poursuivre jusqu’au dernier jour de l’encavage, dans une cave climatisée à 13°-14° où règne une légère odeur ammoniaquée, typique de la maturation du Gruyère AOP.
La croûte du fromage – appelée la morge – protège l’intérieur de la meule; c’est elle qui est à l’origine de cette atmosphère spécifique du Gruyère AOP. Pendant les dix premiers jours, les meules seront retournées et frottées quotidiennement avec un mélange de sel et d’eau. Ensuite, à raison de deux fois par semaine pendant trois mois puis d’une fois par semaine jusqu’à leur vente, elles seront encore retournées et frottées, avec de l’eau légèrement salée seulement. Ce lavage permet d’entretenir une belle croûte saine, garante d’un fromage sain lui aussi. La lente maturation en cave va provoquer la dégradation du complexe caséine-graisse jusqu’au stade des acides aminés facilement digestibles.
En termes plus gastronomiques sinon poétiques: de la maturation naît la transformation de la pâte en un fromage onctueux et digeste.
Au bout de trois mois environ, les pièces de Gruyère AOP seront réceptionnées par une maison d’affinage, qui continuera à les soigner (il faudra encore quelques mois pour qu’elles acquièrent toute leur saveur). Parvenues à maturité, les meules seront contrôlées et taxées par une commission formée d’un spécialiste de l’Interprofession du Gruyère et d’un fromager en activité. Les points contrôlés et taxés sont la présence ou non d’ouvertures, la qualité de la pâte, le goût du fromage et l’extérieur (forme et conservation).
L’affinage se poursuivra en cave et durera entre cinq et douze mois. Cinq mois pour atteindre le stade du Gruyère AOP doux; huit mois environ pour le mi-salé (le plus demandé et le plus vendu); quelque dix mois pour le salé et au moins douze mois pour le surchoix. Leurs qualités sont équivalentes, mais dépendent du goût du consommateur.